Pouvoir de dérogation du préfet à la réglementation : décryptez le décret du 29 décembre 2017

Les enjeux de la maîtrise d'ouvrage

La Rédaction Analyse Experts :  Le décret du 29 décembre 2017 a accordé un pouvoir de dérogation à la réglementation à certains préfets : pouvez-vous nous en rappeler le principe et l’objectif ? Quelles réglementations et quels domaines sont concernés ?

Marie-Pierre Maître : Dans le cadre de la politique de simplification des normes et d’efficacité réglementaire engagée par le Gouvernement, un décret du ministre de l’Intérieur du 29 décembre dernier vise à évaluer, par la voie d’une expérimentation conduite sur 2018 et 2019, l’intérêt de reconnaître au préfet la faculté de déroger à certaines dispositions réglementaires pour un motif d’intérêt général et à apprécier la pertinence de celles-ci.

Contexte de l’expérimentation

Le Gouvernement souhaite renforcer les marges de manœuvres des préfets dans la mise en œuvre des réglementations nationales, pour faire face à la profusion des normes applicables aux usagers du service public, aux collectivités territoriales, aux entreprises et aux porteurs de projets. L’objectif est de faciliter la réalisation de projets et répondre aux besoins des territoires, notamment dans les îles de Saint-Barthélémy et de Saint-Martin.

Périmètre territorial de l’expérimentation

Les préfets des régions et des départements de Pays de la Loire, de Bourgogne-Franche-Comté et de Mayotte, les préfets de département du Lot, du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Creuse ainsi que le représentant de L’État à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin et, par délégation, le préfet délégué dans les collectivités de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin peuvent ainsi déroger à des normes arrêtées par l’administration de L’État dans certaines conditions.

Les matières concernées

Le préfet peut faire usage de cette faculté pour prendre des décisions non réglementaires relevant de sa compétence dans les matières suivantes :

  • Subventions, concours financiers et dispositifs de soutien en faveur des acteurs économiques, des associations et des collectivités territoriales ;
  • Aménagement du territoire et politique de la ville ;
  • Environnement, agriculture et forêts : dérogation par exemple aux seuils de la nomenclature Eau pour certains projets de renaturation des cours d’eau ;
  • Construction, logement et urbanisme : dispense par exemple pour les panneaux photovoltaïques installés sur des constructions, de toute formalité en termes de seuil de taille ;
  • Emploi et activité économique ;
  • Protection et mise en valeur du patrimoine culturel ;
  • Activités sportives, socio-éducatives et associatives.

Synthèse de l’expérimentation

Un rapport d’évaluation, remis par le préfet au ministre de l’Intérieur (au ministre chargé des outre-mer pour Mayotte, Saint-Barthélemy et Saint-Martin) deux mois avant la fin de l’expérimentation, précisera la nature et le nombre de dérogations accordées, les motifs d’intérêt général qui les ont justifiées. Ce rapport fera également état des contestations et des contentieux éventuels. Une synthèse de ces rapports sera remise au Premier ministre par le ministre de l’Intérieur.

La Rédaction Analyse Experts : Comment ce pouvoir de dérogation s’exerce-t-il ?

Marie-Pierre Maître : Le texte autorise, dans les matières visées ci-dessus, le représentant de l’État à prendre des décisions dérogeant à la réglementation, afin de tenir compte des circonstances locales et dans le but d’alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure ou de favoriser l’accès aux aides publiques. Ce pouvoir de dérogation s’exerce à l’occasion de l’instruction d’une demande individuelle et se traduit par la prise d’une décision au cas par cas. La mise en œuvre du droit de dérogation ne se traduit pas par l’édiction d’une nouvelle norme générale en lieu et place de la norme à laquelle le préfet décide de déroger.

Conditions de la dérogation

Comme le précise l’instruction du premier Ministre du 9 avril 2018, la dérogation doit impérativement être justifiée par deux conditions cumulatives : un motif d’intérêt général et l’existence de circonstances locales. La dérogation doit être compatible avec les engagements européens et internationaux de la France et ne pas porter atteinte aux intérêts de la défense ou à la sécurité des personnes et des biens, ni une atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé. Afin que cette décision de dérogation soit effectivement légale, la circulaire recommande aux préfets concernés de procéder au préalable à une analyse juridique approfondie.

Forme de la dérogation

La décision de déroger prendra alors la forme d’un arrêté motivé en droit et par les circonstances particulières du cas d’espèce, publié au recueil des actes administratifs de la préfecture. Il s’agira dès lors d’une décision individuelle dans la mesure où toute décision réglementaire est exclue du champ d’application de l’expérimentation.
La décision de dérogation pourra faire l’objet soit d’un arrêté spécifique, soit il en sera fait mention au sein de la décision prise au terme de la procédure réglementaire appliquée.

La Rédaction Analyse Experts : Quels enjeux et quels risques pour les opérateurs ?  

Marie-Pierre Maître : Ce pouvoir de dérogation accordé à certains préfets de manière expérimentale n’a pas pour objectif d’exonérer de manière durable des règles procédurales, ni de généraliser des mesures de simplification des normes. Il n’est pas question ici d’adapter ou de simplifier localement des normes réglementaires nationales. Ce texte, certes expérimental, nous semble aller vers davantage de flexibilité pour les entreprises et les projets qui sont parfois soumis à des normes ou des règles incontestablement inadaptées au cas d’espèce, tout en encadrant ce pouvoir de dérogation dès lors qu’il est enfermé dans deux conditions cumulatives strictes.
Pour autant, ce pouvoir de dérogation n’est pas exempt de critiques.
Tout d’abord, le préfet peut faire usage de son pouvoir de dérogation pour prendre des décisions non réglementaires relevant de sa compétence dans sept matières très larges, aux contours flous. L’instruction du Premier ministre donne quelques exemples, mais en restant toutefois très vagues. Ex : En matière de « Protection et mise en valeur du patrimoine culturel », il peut s’agir d’adapter les critères d’une demande d’installations de structures éphémères en site classé aux enjeux locaux de protection.
Ensuite, il existe un véritable risque d’inacceptabilité des décisions qui ne seront pas conformes au droit. L’association les Amis de la Terre a d’ailleurs d’ores et déjà déposé un recours gracieux auprès du Premier ministre dès le 1er mars 2018 afin d’obtenir le retrait du texte ; la mise en ligne de l’instruction semble, pour l’heure, présager d’un rejet du recours et du maintien du texte. Mais il existe dès lors un risque de contentieux systématique qui sera difficile à gérer tant par les tribunaux que par les porteurs de projets.
En outre, il est clair que aucune dérogation ne pourra être accordée, sous peine d’illégalité, pour exonérer un particulier, une entreprise ou une collectivité territoriale d’une obligation issue du droit européen si le droit européen ne prévoit pas lui-même cette possibilité de dérogation. Or, en droit de l’environnement par exemple, beaucoup d’obligation nous viennent du droit européen. Dès lors cette possibilité de dérogation sera nécessairement limitée.
Enfin, si l’autorisation/dérogation ainsi obtenue est jugée illégale, l’Etat risque de voir sa responsabilité engagée.
En tout état de cause, dans la mesure où il pourra décider de ne pas appliquer une disposition réglementaire à un cas d’espèce, le préfet devra être vigilant dans la motivation de son arrêté et apprécier au cas par cas si la demande de dérogation est justifiée.
L’instruction recommande sagement aux préfets d’établir un bilan coût/avantage de la mesure de dérogation, de réaliser une estimation des risques juridiques (risque contentieux, risque financier…) et d’évaluer ses conséquences en termes de cohérence de l’action publique locale.
Ainsi, si cette possibilité de dérogation relève en théorie d’un pragmatisme bienvenu, elle risque d’être difficile à mettre en œuvre et incontestablement source de contentieux. 

Marie-Pierre MaîtreMarie-Pierre Maître
Avocate aux Barreaux de Paris et Bruxelles – Associée Gérante, Spécialiste en droit de l’environnement
ATMOS Avocats
Animatrice de la formation EFE « Fermer, céder une ICPE« , le 7 juin à Paris